Le Web De
Bertrand Méheust

Biographie :

Propos recueillis par Renaud Evrard


R.E. Ce n’est pas évident pour toi, apparemment, de faire quelque chose de biographique ?

B.M. La complaisance biographique est un des travers les plus déplaisants de notre société. On va donc aller au plus simple. Sauf exception, je n’évoquerai mon passé que si cela peut éclairer ce que j’ai écrit, ou plutôt les sujets que j’ai étudiés.

Je commence par cette remarque parce que, parfois dans tes livres, tu lâches quelques éléments biographiques. Dans ton livre sur le Titanic [Histoires paranormales du Titanic, 2006] par exemple, tu expliques comment tu as failli périr dans un naufrage en 1968, et comment un ami t’a sauvé la vie ce jour-là, et tu relies cela à ton travail.

Sauf oubli de ma part, c’est la seule fois que j’ai évoqué un élément biographique dans un de mes livres. Il a curieusement fallu que j’arrive au milieu de ce livre pour que je réalise que j’avais vécu moi aussi un naufrage. Tout se passe comme si j’avais cherché à oublier ce mauvais souvenir. C’est une réaction classique. En tout cas, je suis probablement, de tous ceux qui ont écrit sur le Titanic, le seul, à part bien sûr les survivants, à avoir vécu un naufrage en bonne et due forme. Mais en fait, si j’ai écrit ce petit prologue, ce n’était pas pour essayer d’établir un lien avec le paranormal ( on pourrait sans doute en établir un, mais ce serait forcé) c’était surtout pour évoquer le souvenir de Guy Ganivet, l’ami qui m’a sauvé la vie ce jour-là.

Il faut dire que son destin a été étrange et cruel, puis qu’après avoir échappé à la mort en mer ce 10 juillet 1968, il a été repris quinze ans plus tard, au début de 1983. La mer était son mythe, sa vie, ce qui n’était pas mon cas. Et le mythe l’a rattrapé. Il a disparu au large de la pointe de Penmarc’h pendant une banale partie de pêche, et son corps n’a jamais été retrouvé. Comme je ressassais tous ces souvenirs, sa figure est revenue me hanter. Devoir la vie à quelqu’un, au sens strict, c’est une dette étrange et pesante. C’était peut-être le sens de ce petit texte : un remerciement différé.

Ton travail a commencé d’abord par des études de philosophie : déjà à ce moment-là, l’abordais-tu d’une façon « classique » ou « pas classique » ?

Je n’ai pas commencé par des études de philosophie. J’ai commencé, de façon tout à fait accidentelle, par l’Ecole Supérieure de Commerce de Dijon. En juin 1965, je me suis fait étendre lamentablement au bac, mais j’ai été reçu quatrième au concours de l’ESC, alors que j’étais allé le passer pour jouer et surtout pour m’échapper pendant trois jours de ma boîte de curés. Plutôt que de redoubler ma terminale, je me suis engouffré dans la brèche, vu que ma place au concours me permettait d’avoir une bourse. Mais j’ai vite compris que je n’étais pas fait pour la comptabilité et le droit commercial, et l’année suivante, après avoir passé le bac en candidat libre, j’ai démissionné de l’ESC, et je me suis inscrit en lettres.

Tu t’intéressais aux lettres ?

Pas particulièrement, à l’exception, mais c’est important pour la suite, de la science-fiction. J’étais plus intéressé à l’époque par les livres d’histoire que par la littérature. Je me suis inscrit en Lettres tout simplement parce que c’était la section qui avait la réputation de laisser le plus de temps libre. J’avais été enfermé pendant sept ans chez les Pères, et je m’étais cogné une année harassante à l’ESC, alors il fallait que je vive ma vie. Ces études ne m’ont que médiocrement intéressé, et je faisais le service minimum, ce qui ne m’a pas empêché d’aller jusqu’à une thèse de troisième cycle dont je n’ai jamais écrit une ligne mais sur laquelle j’ai quand même pas mal carburé, car elle portait sur le grand écrivain polonais Stanislas Lem. Je vivais comme un drame métaphysique d’avoir à faire des choix.

Le problème de mes 20 ans, c’était : pourquoi être ici plutôt que là, faire ceci plutôt que cela, etc. Je n’avais pas de projet, je ne savais pas à quoi consacrer mes jours, alors je flottais. Ma philosophie de vie se bornait à ne pas m’engager dans quelque chose qui me lierait par la suite et ne me conviendrait pas. Je ne savais pas ce que je voulais, mais je savais, ou plutôt je croyais savoir, ce que je ne voulais pas. Du coup j’ai pratiqué systématiquement l’abstention. Je me suis mis à dériver, à vivre de petits boulots. Cela a duré pendant cinq ou six ans. Une sombre période que je m’aimerais pas revivre, même pour avoir à nouveau 20 ans, comme dans la chanson de Brel. Et puis il y a eu un déclic.

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Qu’est ce qui t’a produit ce déclic ?

Une convention de science-fiction qui s’est tenue à Grenoble en juin 1974, où j’avais été invité par Pierre Versins, alors le grand spécialiste de l’utopie et de la science-fiction. J’avais rencontré Versins parce qu’avec deux amies, Danièle Martinigol et Elizabeth Vonarburg, qui sont devenues depuis des écrivaines de SF, nous avions fait des mémoires de maîtrise sur la science-fiction. Nous avions ouvert cette voie à la faculté des lettres et cela nous avait été possible grâce à Max Milner un spécialiste du fantastique, et un maître en tout point remarquable. Cela nous avait conduit chez Pierre Versins, qui vivait en Suisse ( à Yverdon) de sa pension de déporté, car il était un survivant d’Auschwitz-Birkenau. Nous étions devenus des amis. Versins nous avait invités à ce congrès dont il était le maître d’oeuvre, et là, j’ai éprouvé un choc. Pour la première fois de ma vie, j’ai rencontré des écrivains.

Il faut comprendre ce que cela a pu représenter pour moi à l’époque. Aujourd’hui, avec l’inflation fatale du livre et la blogomanie ambiante, tout le monde est écrivain ou presque, ce qui fait que cela n’a plus grand sens. Mais en 1974, pour un jeune issu du milieu rural, le monde des écrivains était encore fascinant, mystérieux et inaccessible. J’ai ainsi rencontré des auteurs comme Daniel Drode et Michel Jeury, qui ont pris la peine de discuter longuement avec un jeune inconnu et qui m’ont encouragé. Cela m’a provoqué un choc, et un désir de lire, d’apprendre, que j’avais perdu en fac. Ces gens-là avaient créé quelque chose, et moi j’étais en train de devenir un paumé ignorant. La honte m’a submergé.

Je suis rentré d’urgence chez moi, j’ai décidé un plan de redressement, une sorte de mobilisation générale, j’ai pris le premier boulot qui m’est tombé sous la main, et je me suis enfermé dans ma piaule avec un programme de lectures, qui était affiché pour la semaine sur la porte, et que je devais tenir coûte que coûte, environ un livre par jour. Et je me suis inscrit en philo à la rentrée 74. Moi, l’ancien tire au flanc, je suis devenu un rat de bibliothèque, j’étais le matin à attendre l’ouverture de la bibliothèque universitaire. C’est ainsi que j’ai véritablement commencé mes études, à l’âge où les autres les terminent. J’ai mené de front ma licence de philo et un vague boulot de prof d’anglais dans une boîte privée.Depuis, cela ne s’est plus jamais vraiment arrêté, même si ma situation matérielle a été beaucoup plus longue à se redresser, car j’ai longtemps payé pour ma jeunesse chaotique, et d’ailleurs je paie encore.

Comment ont commencé tes projets d’écriture ?

Mon premier projet fut d’écrire un essai sur Stanislas Lem, le grand écrivain polonais qui est mort l’an dernier et que j’étais allé voir en 1975 à Cracovie avec les recommandations de Versins. Je tenais Lem (et je le tiens toujours) pour un des génies de la littérature contemporaine. J’ai reçu un choc définitif à la lecture de Solaris, si admirablement mis au cinéma par Tarkovski. J’étais fasciné par la façon dont Lem imagine dans ses romans le contact de l’homme avec une pensée non humaine, et je pensais intituler mon essai La littérature du non humain. J’ai arrêté ce projet pour plusieurs raisons, la principale étant que l’œuvre de Lem n’était qu’en partie traduite, et que je ne lisais pas le polonais. Et c’est à cette époque que l’idée de mon parallèle entre la SF et les ovnis a germé dans mon esprit, et je suis parti sur cette piste. Elle est en fait une retombée de mon projet sur Lem. C’était l’autre branche du problème.

Ton intérêt pour les ovnis est-il venu à partir d’expériences personnelles ou par des rencontres ?

Je n’ai jamais vu d’ovni, si c’est cela que tu veux me faire dire. Mais quand j’étais enfant, il y a eu un cas près de chez nous, dans l’Yonne, lors de la vague de 1954, un cas qui a marqué toute la région. Depuis, il a probablement été expliqué : il s’agissait sans doute d’un hélicoptère de l’US-Air-Force qui s’était posé dans une clairière près de Diges. Je revois encore le dessin qui figurait le lendemain sur la première page de l’Yonne républicaine et qui représentait l’humanoïde près de sa soucoupe, telle que les deux femmes l’avaient aperçue, posée dans une clairière. J’avais 7 ans, et j’étais fasciné. Et ensuite, j’ai enfoui cela dans un coin de ma mémoire, et c’est un ami, François Duban, qui m’a fait découvrir, pour la première fois quand j’étais en terminale, le livre d’Aimé Michel sur la vague de 1954. Cela m’a passionné et étonné, je me suis demandé comment il se faisait, si quelque chose de tout cela était vrai, que l’on n’en parle pas davantage. J’ai vu mon premier cas de traces dans des conditions que j’ose à peine raconter. Avec un groupe de copains, on s’adonnait à des canulars d’étudiants d’un goût parfois douteux, et l’on avait décidé de fabriquer un cas de fausses traces près du campus.

Tout était près, on avait même prévu une lampe à souder pour brûler le sol, quand la presse a relaté le cas de Marliens. On n’avait pas vu d’ovnis, mais un paysan avait trouvé des traces extraordinaires dans un champ. C’était, si mes souvenirs sont exacts, au printemps 67. Notre première réaction fut de penser que nous avions été doublés par un autre groupe, et nous avons pris une voiture pour aller voir. Et ce que nous avons découvert nous a bousculés. En fait, il s’agissait sans doute d’un impact de foudre, mais, sur le coup, nous n’avons pas douté de l’origine extraterrestre de la trace. Cela a été mon chemin de Damas. Comme tu le vois, j’ai commencé avec la foi d ’un nouveau converti. En 70, je suis allé voir les Fouéré, et j’ai adhéré à leur groupe de recherche qui s’appelait le GEPA. Puis j’ai participé à des enquêtes, en Bourgogne, avec Henry Jean Besset et Elizabeth et Jean Joël Vonarburg. Il y avait une vague à l’époque ( celle qui a porté Jean Claude Bourret) et des cas étaient signalés régulièrement dans la région de Dijon.

Comment as tu commencé à écrire Science fiction et soucoupes volantes ?

En trouvant dans un grenier une vieille édition de la Roue fulgurante de Jean de la Hire. C’est ainsi que l’idée m’est venue, en 73 je crois. Tout ce que j’ai écrit depuis est parti de cette intuition. Quand j’ai voulu la creuser, cela s’est mis à bouillonner dans ma tête, d’une façon que je n’avais pas prévue, qui me faisait presque peur. Une fois que j’ai eu mis la main dans l’engrenage, j’y suis passé tout entier. Au début, je ne pensais pas à publier, à me faire connaître (d’ailleurs, je n’ai songé à une carrière que lorsque j’ai eu passé 45 ans), je ne pensais pas à quoi que ce soit dans le futur, je cherchais surtout à sortir de ce labyrinthe sans devenir cinglé.

Et ce premier livre a connu un succès ?

Un succès de vente, ce serait beaucoup dire, j’ai dû plafonner à 2500 exemplaires. Mais un succès d’estime, certainement. Le bouquin est sorti au printemps de 1978. Je dois beaucoup à Aimé Michel qui m’avait trouvé un éditeur prestigieux : le Mercure de France. Lorsque ce bouquin est sorti, j’ai été un peu dépassé par les événements. J’étais loin, au Gabon, où j’enseignais, et je ne m’attendais pas à ce que ce bouquin produise un tel effet sur la gent soucoupique. J’étais d’ailleurs tellement peu sûr de moi et de ce que ce travail pouvait représenter qu’avant qu’Aimé Michel ne me branche sur le Mercure, j’avais prospecté les éditeurs les plus bas de gamme possible en pensant que j’avais plus de chance d’être accepté par eux. Et même ces éditeurs-là n’avaient pas voulu de moi (rires) ! Je recevais toujours la même lettre-type, qui, en gros, prouvait qu’ils n’avaient pas lu le livre. J’en ai fait cinq ou six, sans résultat. C’est l’intervention d’Aimé Michel qui, par une sorte de coup de baguette magique, m’a fait avoir un rendez-vous avec Simone Gallimard, et tout ce qui s’en suit. J’ai alors compris comment fonctionnait le milieu de l’édition. J’ai compris que c’était peine perdue de venir toquer aux portes sans être annoncé.

Tu as même eu des recensions de gens qui comptaient : Jean Guitton [de l’Académie Française] par exemple.

Oui, j’ai eu une recension de Jean Guitton, ou plutôt deux, une dans le Figaro, et l’autre dans Question de. Mais j’en ai eu bien d’autres. De Ian Watson. De Michel Jeury…Certaines figurent d’ailleurs dans la réédition qui vient d’être faite de ce livre aux éditions Terre de Brume sous la direction de Pierre Lagrange. Je ne les ai pas mises uniquement par gloriole mais aussi pour marquer le décalage entre l’ufologie de 1978 et celle d’aujourd’hui. C’était mon premier livre, j’étais inconnu. Et pourtant j’ai eu tant de courrier et de recensions que cela remplit une valise. Depuis, j’ai commis six ou sept livres, dont j’ai la faiblesse de penser qu’en général ils valent mieux que ce travail de débutant, et pourtant, quand j’obtiens une recension dans le supplément paranormal de Marie Claire, je suis déjà satisfait.

C’est une pente descendante, où glissent tous les auteurs qui n’appartiennent pas à ce que l’on pourrait appeler « le Grand Réseau. » Bref, mon premier bouquin a eu ce qu’il est convenu d’appeler un succès d’estime. Mais, comme je l’ai raconté dans la préface de la réédition de Science-fiction et soucoupes volantes, (2007) j’ai très vite compris qu’il y avait un malentendu, et que les gens appréciaient le livre pour des raisons complètement divergentes. Si je les avais réunis, ils se seraient entretués. J’ai donc compris que le succès de ce livre était en partie dû à ses défauts. C’était quand même mon premier livre ! Et, ensuite, j’ai fait le deuxième [Soucoupes volantes et folklore, 1985] pour corriger les défauts du premier, le troisième pour corriger les défauts du deuxième… Et ainsi de suite. En fait, c’est cela, je crois, qui mobilise un auteur : il cherche à faire enfin LE livre qui le satisfasse et n’y parvient jamais.

A côté de cela, à l’époque, tu faisais des enquêtes sur les ovnis?

Oui, j’aimais beaucoup faire des enquêtes. Aujourd’hui encore, je donnerais cher pour en faire de nouvelles avec mes vieux compères, avec les Vonarburg, avec Thierry Pinvidic et Jean-Pierre Grangeon…( Il faut préciser que ces enquêtes avaient souvent aussi une face gastronomique, c’était une façon de visiter la France profonde. ) C’était l’époque où – pour aller vite - les ovnis n’étaient pas dans Internet, mais dans la réalité, dans les bois, dans le ciel. Cela dit, je ne prétends pas avoir été un bon enquêteur. C’est très difficile de faire des bonnes enquêtes, et je ne pense pas avoir les qualités requises. Mais j’aimais côtoyer le phénomène, m’en imprégner pour mieux y réfléchir. D’ailleurs, la plupart de nos enquêtes n’ont pas été publiées. C’étaient des enquêtes « pour voir ». Les expériences que j’ai faites plus tard avec une voyante sont faites dans le même esprit. Je ne m’intéresse que secondairement aux protocoles. Ce qui m’intéresse, c’est la fréquentation des processus.

Et l’intérêt pour la métapsychique, pour le magnétisme, cela t’est venu vers quelle époque ?

En gros, en même temps que les ovnis. C’est la fréquentation d’Aimé Michel qui m’a ouvert à ces dossiers, plus particulièrement son grand livre, Métanoïa, qui est paru en 1974, je crois. Je suis entré dans la métapsychique par l’hagiographie, à travers ce livre. Et j’ai cru comprendre qu’il y avait une possibilité de lire les ovnis comme un phénomène paranormal. J’ai esquissé ce parallèle dans Science-fiction et soucoupes volantes. Je suis revenu là-dessus depuis : je ne vais pas entrer dans les raisons techniques qui font que ce parallèle me paraît aujourd’hui forcé, faux ou prématuré, car je les ai indiquées dans la préface de la réédition.

Puis j’ai publié en 1985 un deuxième bouquin (Soucoupes volantes et folklore) où j’ai tenté d’approfondir la piste du premier. Le premier mettait les rapports d’ovni en relation avec la couche de la science-fiction, qui a environ un siècle d’antériorité par rapport aux ovnis ; le deuxième cherchait à mettre en rapport la mythologie des ovnis avec une couche plus profonde, plus ancienne, les croyances folkloriques. C’est en discutant avec le folkloriste Michel Meurger, que j’avais rencontré à la Bibliothèque nationale, que j’ai entrevu cette piste et compris que j’avais manqué une dimension de la question. Certains de mes lecteurs ont cru que j’étais un fokloriste venu à la soucoupe, mais c’était exactement le contraire. Je découvrais le folklore au fur et à mesure, avec une sorte de fébrilité. C’est pour cela que ce livre m’a paru si difficile à écrire : je l’ai réécrit plusieurs fois, il ne m’a jamais satisfait.

En 1981 j’ai fait un DEA de philo à la faculté de Dijon, avec une spécialité sur le mesmérisme, voie dans laquelle j’avais été encouragé par Pierre Geste, un ami médecin, qui avait déjà une vaste bibliothèque sur le magnétisme. J’ai été encouragé dans cette voie par mes professeurs de la fac de Dijon, par Jean Brun et par Jean Jacques Wunnenburger. L’année suivante je suis parti en coopération en Algérie, avec une valise de bouquins, et je me suis enfoncé dans ce sujet, en me détachant de l’ufologie. A mon retour d’Algérie en 85, j’ai été nommé titulaire remplaçant en philo à Troyes et sa région, coup de chance, car il y a à Troyes une des meilleures bibliothèques de France sur le magnétisme. Je suis également devenu un assidu de la BN, qui, heureusement, n’était pas encore déménagée.

En tout, j’ai travaillé sur Somnambulisme et médiumnité pendant 18 ans, sans rien écrire sur ce sujet, à l’exception de « L’affaire Pigeaire », un article que j’ai publié dans un numéro d’Ethnologie française, en 93 je crois. On me reproche parfois aujourd’hui de trop publier. C’est sans doute vrai, pour des raisons en partie conjoncturales ou financières, mais il ne faut pas oublier que pendant 18 ans je n’ai pas écrit une ligne. C’était en partie volontaire : je voulais m’isoler pour penser quelque chose de complètement à part de ce qui se faisait. (Je crois, soit dit en passant, que des phases d’isolement sont indispensables pour un chercheur, et qu’avec Internet c’est devenu de plus en plus difficile à trouver.Lorsque l’on est en permanence branché sur la pensée du groupe, on ne peut plus rien penser, c’est pour moi une évidence. )

Et qu’as-tu trouvé d’abord ? Quels sont les éléments qui t’ont poussé à continuer ?

Je suis un intuitif. J’ai eu l’intuition, après quelques mois de bibliothèque, au début de 1981, de l’intérêt de la question magnétique et de la ligne générale que j’allais suivre pour l’aborder. Et lorsque j’ai commencé, pour le besoin de mon DEA, à aller à la Bibliothèque Nationale, en 1981, j’ai découvert avec émerveillement un monde en friche, complètement abandonné, dans lequel il y avait des richesses inouïes. Du coup, j’ai été stupéfait par la puissance de nos interdits culturels. Supposons qu’un interdit nous empêche d’aller prospecter sur la plage voisine, jonchée d’énormes pépites d’or qui affleurent sur le sable. Et que de l’autre côté, à l’endroit permis, on se donne du mal à concasser des tonnes de rochers pour en extraire quelques milligrammes d’or. Voilà à peu près, en exagérant à peine, la situation qui m’apparaissait lorsque je travaillais sur le mesmérisme.

Du coup, le mesmérisme m’a intéressé pour deux raisons. Premièrement, en lui-même, pour ce qu’il représente. Et deuxièmement, pour notre société, pour ce qu’il dit de notre société. À l’époque où je travaillais sur ce sujet ( car cela n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui) la question était en friche à cause des interdits culturels. Ou bien, si on l’explorait, c’était à travers des biais obligés qui n’étaient pas appropriés, ou partiels, comme par exemple, l’approche psychanalytique. J’ai entrevu à partir de ce constat une sorte d’ethnologie des anthropologues, que je n’ai pas développée faute d’avoir pu entrer dans l’Institution. C’est en effet la quadrature du cercle : pour pouvoir faire cette ethnologie, il faut à la fois être et ne pas être dans l’Institution. Si on n’y est pas, on ne peut comprendre ses mécanismes et ses interdits, et une fois qu’on y est, on ne peut plus guère dévoiler le pot au roses. Cela ne peut guère être fait jusqu’au bout que par quelqu’un qui veut se saborder, ou qui part en retraite.

Qu’est-ce qui te permet de te placer quand même d’une certaine manière en surplomb de cette situation ?

En surplomb, c’est beaucoup dire. En tout cas, ce qui me permet d’en parler mieux que la plupart, c’est isolement et l’échec. L’échec de mon parcours universitaire, son côté tardif et improvisé, mon origine sociale modeste, mon errance des débuts, bref tous les handicaps que j’ai cumulés. Je parle de tous ces points personnels en tant qu’ils ont un sens épistémologique. Tout cela m’a mis en position de comprendre des choses qui échappent aux bons élèves, à ceux qui ont eu la malchance d’avoir un parcours impeccable, et qui sont condamnés par leur succès même à rester aveugles à certains problèmes.

Mais justement, le conflit dans la culture que tu as remarqué et étudié, ce conflit avec l’Institution – que tu personnifies justement en lui ajoutant une majuscule – la grande Institution, donc, qui rabroue ces phénomènes, c’est quelque chose que tu as rencontré finalement dans ton parcours ?

Oui, je l’ai éprouvé moi-même. Alors j’en parle en connaissance de cause. C’est quelque chose que j’ai vécu, ce n’est pas seulement quelque chose que j’étudie de l’extérieur. J’ai même eu le privilège assez rare d’être censuré, interdit de certaines revues : le rêve de tout écrivain, presque inaccessible aujourd’hui, sauf, éventuellement, à ceux qui s’occupent de métapsychique.

A quel moment cela a commencé à t’apparaître ?

Lorsque j’en ai eu marre d’être prof de philo en lycée, et que l’idée m’est venue, sur le tard, de chercher à entrer au CNRS et à l’université.

Mais n’est-tu pas entré au CNRS [en tant que membre associé à l’unité « Psychanalyse et pratiques sociales »] ?

Je ne suis jamais « entré au CNRS ». Grâce à un ami ethnologue, Michel Boccara, je suis devenu membre associé à l’unité dont tu parles, ce qui n’est pas la même chose. Markos Zafiropoulos, le patron de l’unité dont tu parles, m’a aidé, tout en sachant les différences d’approches qui nous séparaient, ce qui mérite d’être signalé. Mais je n’ai jamais été recruté comme chercheur. Lorsque j’ai eu pour la première fois l’idée d’entrer au CNRS, j’avais 43 ans, j’étais donc déjà trop vieux, selon les critères en cours. J’ai donc essayé deux ou trois fois, mais en vain, le concours de détachement, encore accessible. Un membre associé ne perçoit pas de salaire. C’est une carte de visite, un statut qui donne droit à quelques frais de mission, à la signature CNRS et qui permet d’obtenir plus facilement des congés de formation. Mais je suis demeuré prof de lycée.

Pareil pour la Sorbonne où tu as postulé ?

La Sorbonne, c’est différent. Là, j’ai eu obtenu un poste de PRAG dont j’ai été éjecté pour des raisons purement administratives, qui étaient dues au conflit entre Allègre [ancien ministre de l’Education] et la Société des agrégés. J’avais été classé premier, sur un profil de « sociologie de la connaissance ». Allègre a décidé arbitrairement que les postes de PRAG seraient réservés aux seuls agrégés – et je ne suis pas agrégé. J’ai été éjecté d’une manière qui depuis a été déclarée illégale par le tribunal administratif. Néanmoins, j’ai perdu le poste. Mais il ne faut pas mélanger les problèmes : cette éviction n’a strictement rien à voir avec l’ostracisme vis-à-vis de mes sujets de recherche. Je profite de cette interview pour redresser certains erreurs amusantes que j’ai trouvées ici et là, sur le net ou ailleurs. Je ne suis pas professeur à la Sorbonne, ni à l’Université de Nancy, ni à celle d’Amiens, ni à celle de Paris VII, je ne suis pas davantage agrégé, ni chercheur au CNRS. J’enseigne ( plus pour très longtemps) la philo comme professeur certifié dans un lycée de Troyes.

Tu as quand même réussi à avoir un réseau de personnes qui t’ont soutenu dans ton parcours intellectuel ou qui se sont intéressées à tes travaux ?

Forcément, on ne fait jamais rien seul. J’ai déjà cité pas mal de noms, je pourrais continuer. Plus on est isolé, plus on a besoin d’être relié. Dès le début, il y a eu le réseau des ufologues. Ensuite, il y a eu le réseau de la science-fiction, puis celui de la métapsychique, puis des universitaires compagnons de route de la métapsychique. Tous ces réseaux-là se sont plus ou moins interconnectés. Peu à peu, tout ça a fini par former un monde, mais je ne l’ai jamais cherché, ça s’est fait naturellement. Ce genre de choses ne se fait pas quand on les cherche.

Et au niveau des intellectuels qui t’ont marqué mais que tu n’as pas connus ?

Je n’ai pas pu connaître une partie des intellectuels qui m’ont marqué ! (rires.) À l’époque où mes copains de fac lisaient Althusser, Lacan, Foucault, Lévy-Strauss, etc., moi je lisais Raymond Ruyer, Bergson, William James bien sûr, sur lequel j’ai fait ma maîtrise de philo. Plus tard j’ai découvert Simondon, qui fut un très grand philosophe, et aussi Castoriadis, un des génies de la fin du XX° siècle. Je me suis surtout intéressé aux philosophies de la nature. J’ai toujours pensé qu’on pouvait comprendre l’homme que si on le replaçait dans la réalité cosmique, et, quand je faisais mes études, la philosophie ignorait la réalité cosmique, et s’intéressait au langage, au désir, de l’inconscient…

C’est la question des « faits » qui est un peu la question-piège qui te démarque ? Quand tu parles de « réalité cosmique », je suppose que tu classes les phénomènes paranormaux dans cette réalité ; et que tu les considères comme réels.

Dans les hautes sphères de l’anthropologie, il est devenu fashionable de parler de la métapsychique, mais à condition d’employer une langue de bois convenable et de mettre entre parenthèses la question de la réalité des faits dits paranormaux. Or, je considère comme cruciale cette question que l’on cherche à éluder. Là-dessus, je suis intraitable et même impitoyable. Il faut débusquer la langue de bois, les stratégies d’évitement, et braquer le projecteur sur cette question.Lorsque, par exemple, je m’intéresse à la voyance, pour moi elle n’est pas seulement un phénomène individuel et culturel, mais elle est aussi un ensemble de faits qui sont possibles parce que la réalité est constituée de telle et telle manière et pas autrement. Ce qui m’intéresse, c’est ce que ces faits-là nous disent de la réalité, pas seulement ce qu’ils nous disent de l’être humain, les deux points étant évidemment liés. Au fond, je suis un réaliste contrarié. Comme mon maître Aimé Michel, je suis un partisan du réalisme et en même temps je me rends compte à quel point la réalité nous échappe. Mais néanmoins, je pense que l’on doit essayer de sortir de la bulle humaine.

Et par exemple, cela t’a amené à beaucoup critiquer la psychanalyse. Quelle est ta position par rapport à elle ?

On peut pas dire que j’ai « beaucoup critiqué » la psychanalyse. D’abord, je ne suis pas analysé. Deuxièmement, je n’ai de la psychanalyse qu’une connaissance assez moyenne. Je connais assez bien Freud, mais plutôt mal ses développements plus récents, comme ceux de Lacan. Je l’ai surtout abordée en la considérant comme le voile, le paravent que notre époque avait mis en avant pour se protéger d’une autre dimension. C’était cela qui m’intéressait en premier lieu dans la psychanalyse. Mais, bien entendu, elle ne se réduit pas à cette facette. Pour dire la chose autrement et de façon ramassée, à l’époque où je commençais ma thèse, vers 1981, la psychanalyse était considérée comme la clé qui permettrait d’ouvrir la caverne du mesmérisme. Moi, j’ai fonctionné dans l’autre sens : je suis parti du mesmérisme pour essayer de comprendre la psychanalyse, ce qui m’a permis de la positionner autrement qu’on ne le fait d’habitude dans l’économie de la pensée contemporaine. Un certain nombre d’indices – un congrès lacanien très ouvert auquel je viens d’être invité par le psychanalyste Jean Allouch, par exemple - me donnent à penser que cette façon de voir est en train de faire son chemin.

Et l’avenir, maintenant, de ta pensée, de la métapsychique ? Qu’est-ce qui reste à construire ?

Dans le domaine de la métapsychique, à peu près tout. Je pense que le psi indique une dimension du réel qui n’a pas fini de nous surprendre. Si les faits que les métapsychistes mettent en avant sont réels – et je pense que, pour une partie au moins, ils le sont - une grande partie de ce qu’on affirme en sociologie, en philosophie, en psychologie, est à revoir. C’est cela qui m’intéresse surtout : les remaniements conceptuels auxquels ces faits nous contraignent si l’on admet leur réalité partielle, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse. On objecte toujours que ces faits ne sont pas suffisamment solides et éprouvés pour justifier de tels remaniements conceptuels. On pourrait déjà discuter ce constat. À mon avis, ils sont plus solides qu’on ne le dit, et une partie de la fragilité qu’on leur prête vient du désir que l’on a de ne pas les accepter comme réels. Mais à supposer qu’ils soient moins solides que tous les faits constants et courants, néanmoins, ils sont par ailleurs suffisamment documentés pour qu’on puisse construire dessus des hypothèses fondées, qui ne soient pas des sauts dans le vide.

Freud avait sur ce thème un excellent apologue, mais qu’à mon avis il tirait dans la mauvaise direction. Il affirmait que si on venait lui dire que le centre de la Terre est fait de confiture de framboise, il n’irait pas vérifier. Pour lui, l’image renvoyait aux faits de la métapsychique, la télépathie mise à part. La plupart des gens aujourd’hui pensent, comme Freud, que la parapsychologie, c’est l’hypothèse de la confiture de framboise. Et bien moi je dis : « Absolument pas. » C’est un domaine du réel qui est beaucoup plus étayé qu’on ne le croit, qui ne jouit pas la solidité des faits définitivement prouvés, premièrement parce que la société n’y a pas consacré l’effort qu’elle aurait consacré à d’autres domaines ; deuxièmement, parce que ce domaine du réel ne se laisse pas appréhender comme les faits de la couche la plus superficielle, déterministe. La réalité est multidimensionnelle et nous n’en appréhendons que certaines couches, qui, elles-mêmes, relèvent sans doute d’approches différentes. Je renvoie sur ce point à Bergson et à Castoriadis. Une fois qu’on a constaté cela, on est fondé de faire des constructions, des hypothèses, qui débordent le réel pour le penser autrement. Là c’est la tâche de la philosophie, et même de l’anthropologie selon moi.

Et maintenant, avec l’ouverture de ton site officiel, quelle place tu veux prendre dans le paysage intellectuel ?

Je souhaite être reconnu pour ce que je fais, rien de moins, et rien de plus de plus. Je ne prétends pas être un philosophe, au sens où j’aurais une vision complète de la réalité, impliquant une métaphysique, une morale, etc.. Mon ami François Favre, qui a voulu récemment me dénier ce statut, s’est donné un mal inutile, car je ne l’ai jamais revendiqué. Favre a bien voulu me concéder le statut d’historien, mais je le revendique pas non, bien que ce soit plus proche de ce que je fais. En fait, je suis un artisan qui bricole avec des matériaux historiques et philosophiques : un passeur, un « artisan d’idées ».

Ce qui est important, ce qui a de l’avenir, c’est moins ce que j’écris, que le sujet auquel je suis accroché. Lui, on n’a pas fini d’en parler ! Et la force que je me reconnais, c’est la précision de ma plume. Cela paraît peu de choses, mais en fait, crois-moi, c’est devenu très rare. Bref, pour répondre à ta question, si je prenais dans le « paysage intellectuel » une place de penseur ou de philosophe, ce qui est hautement improbable, ce serait à la suite d’un malentendu, du moins au regard de ce que j’ai produit jusqu’à maintenant. Je crois, de toutes façons, qu’il n’est pas sain de trop se préoccuper de l’image que l’on donne ou que l’on laisse. Il ne faut pas trop se retourner derrière soi, car on risque d’être transformé en statue de sel.

Propos recueillis le 13/09/07

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